Publication: “Je te domine ou je te sublime?” (2/2)

À l’occasion de la sortie du film 50 nuances de Grey, voici des nouveaux extraits de “Je te domine ou je te sublime?”, mon article publié dans La Boussole aux éditions du Cerf, en 2014.

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« Attendez mais ce livre a eu un effet dingue sur ma femme ! Elle m’appelait en pleine journée pour me demander de rentrer, elle voulait faire l’amour. Jamais je n’aurais cru que cette histoire à l’eau de rose tintée de pseudo sadomasochisme l’exciterait à ce point… Je vous assure, vous l’auriez rencontrée, ce n’est absolument pas le genre !» me confie-t-on dans le secret de mon cabinet. Ce navet doit son incroyable succès aux femmes à l’imaginaire érotique cadenassé par autant d’injonctions pétries de fausses croyances du genre : « il faut être sage, polie et gentille», « il faut être une bonne épouse, savoir répondre aux désirs de son mari – qui aurait naturellement plus d’envies sexuelles – auquel cas, il ira se satisfaire ailleurs », « il faut être une bonne mère, disponible et organisée pour élever ses enfants », et j’en passe et des meilleures. Ces femmes se sont rigidifiées en cherchant à correspondre à une certaine image de perfection qu’elles voudraient renvoyer d’elles-mêmes dans l’espoir d’être aimées. Du coup, tout ce qui ne se fait pas, ne se pense pas, ne se dit pas si l’on est une femme digne est renvoyé dans une partie sombre et secrète de la personne. A la faveur d’un livre offert par ses copines ou acheté par curiosité – « Après tout, j’avais envie de savoir pourquoi les américaines en sont folles!»-, cette boîte de Pandore s’ouvre dans une très grande excitation. Les fortes vibrations provoquées à la lecture d’une histoire de domination sexuelle et de soumission consentie entre un golden boy et une étudiante ingénue font écho à des désirs inavoués et hautement réprimandés.

Des millions d’exemplaires vendus à travers le monde, c’est inimaginable. Comment est-il possible qu’après des années de combat pour l’égalité entre les sexes, une lutte acharnée contre la domination masculine, la mise en place de plans contre les violences faites aux femmes, la reconnaissance du harcèlement sexuel et du viol conjugal, la dénonciation des écarts salariaux ou encore l’absence de parité dans les sphères de pouvoir, des femmes du monde occidental s’émeuvent en masse de l’histoire de la jeune pauvre et banale Anastasia qui devient l’esclave sexuel du beau, ultra riche et puissant Christian Grey? Elles frissonnent devant la description des scènes de sexe où l’homme maîtrise, dirige et impose ses désirs par la force. En renonçant à sa liberté au moment de la signature d’un pacte d’appartenance à « Christian », la jeune Anastasia va éprouver des plaisirs sexuels inouïs. Car elle lâche prise, elle ne contrôle plus, elle se laisse faire. Ce mouvement d’abandon est effectivement la clé du plaisir sexuel féminin, lequel mouvement reste bien impossible à effectuer pour la majorité des femmes s’obligeant en permanence à être dans le contrôle de tous les domaines de leur vie au nom de la sacro-sainte indépendance: fécondité, travail, éducation de leurs enfants, amours, image de soi, etc.

Pendant ce temps, les éducateurs surprennent en classe les collégiens, les parents leurs enfants, les jeunes filles leur copain et les femmes leur mari, en train de regarder de la pornographie qu’ils consomment en masse sur Internet principalement. Les filles aussi, sait-on moins. Jamais la chose n’a été si accessible. Planqué derrière son écran, il suffit d’un clic pour tomber sur l’image d’une paire de fesses au slogan évocateur : « Donnez-moi une fessée ! ». L’industrie explose, on s’en inquiète. Pourquoi ? Bien loin de la pornographie des années 70 qui surfait sur le fantasme de l’amour « libre » sorti du carcan du mariage et de la procréation, celle d’aujourd’hui se caractérise par des mises en scène qui rivalisent par le déferlement de violence et d’humiliation envers les femmes. Les images qui affirment la puissance, la force et le pouvoir de l’homme sur la femme sont les plus recherchées. Elles excitent et même au-delà, elles sont une sorte d’exutoire d’un désir interdit de dominer les femmes. Rien de plus évident dans une société où la mixité et la parité déstabilisent les rapports inversant progressivement le « sexe faible » en fort. Plus l’homme se sent menacé dans sa « virilité » et moins il a d’espace pour le dire et l’exprimer, plus il cherche à assoir sa supériorité par une sexualité violente et avilissante envers les femmes. Ainsi, les « gentils garçons », les « copains attentionnés » et les « parfaits maris » s’adonnent compulsivement à un plaisir sexuel aux antipodes de l’homme moderne qu’on leur demande d’être, à l’anti-macho qu’ils tentent de paraître.

Mais rien y fait, cette catharsis n’empêche pas le passage à l’acte sexuel violent. D’aucun disent qu’il le favorise même parfois, et c’est d’ailleurs tout le débat. Il est vrai que les violences faites aux femmes n’ont pas cessé d’exister. Chaque jour en France, une femme meurt sous les coups d’un mari ou amant. Dans les toilettes des collèges, les jeunes filles exécutent crûment les désirs sexuels des garçons tout droit hérités d’images pornographiques, et ce par peur de ne pas être aimées, et des menaces aussi. Dans mon cabinet, les femmes me confient : « Je n’en peux plus de devoir me plier à ses mises en scènes et ces positions qui ne me procurent aucun plaisir mais dans lesquelles il éprouve une immense excitation car il sent qu’il me domine». Au lieu de s’en offusquer par moralisme primaire – « cette littérature et ces images pornographiques pervertissent femmes et hommes, mettons-les en garde dès le plus jeune âge contre ce fléau !» ou de s’enflammer dans une indignation féministe – « la condition féminine est menacée, il faut combattre toutes les formes de violences faites aux femmes, qu’elles soient verbales ou physiques!», il faudrait plutôt comprendre que ces manifestations de violence dans la sphère privée et intime sont les signes des rapports dans lesquels homme et femme sont désespérément empêtrés.

Ainsi, derrière la vitrine de la femme libérée et de l’homme moderne se rejoue dans l’intimité sexuelle les représentations du masculin (puissant et fort) et du féminin (soumis et docile) pourtant décriées socialement. Et si l’engouement est tel pour les pratiques mettant en scène l’homme tyrannique et la femme captivée, c’est qu’il est l’expression d’une revanche ou d’une concession quand extérieurement les femmes semblent emporter la lutte pour le pouvoir. Autrement dit, cet afflux de violence témoigne d’une crise profonde du rapport entre homme et femme qui est renégocié depuis le début du siècle dernier. Le rapport hiérarchique vertical de l’homme vers la femme a effectivement été refusé au profit d’une égalité entre les individus. Les femmes ont changé leur situation de subordonnées à coup de droits : droit de vote, droit d’ouvrir un compte en banque, droit de disposer de son corps (par l’accès à la contraception et à l’avortement), etc. Il fallait gagner cette indépendance pour sortir de l’état infantilisant dans lequel les hommes les maintenaient. Mais ce féminisme égalitariste qui pense la relation entre l’homme et la femme en termes de « rapport de pouvoir » et de « lutte» a exacerbé la violence par une démonstration de force posant homme et femme l’un contre l’autre.

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À suivre “Je te domine ou je te sublime” in La Boussole, édition du cerf, Paris 2014.

 

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