Je revois encore leurs regards gênés. Ils ne savaient pas quoi me dire, certains ont préféré se taire. Ce silence mortel avait quelque chose d’inquiétant pour moi, de rassurant peut-être pour eux. Chacun cachait son malaise derrière son livre, l’univers des idées est un formidable refuge. Et pourtant j’avais le sourire, je n’avais pas honte de mes courbes arrondies. Mais sans la comprendre, je percevais bien la violence d’exposer mon corps féminin dans toute sa puissance au sein d’une université, temple de l’esprit contemporain. Dans les couloirs de la Sorbonne, j’entendais les chuchotements à mon passage. Ma grossesse promenait avec elle un parfum sulfureux, et scandaleux. Personne ne m’a félicité. Pourquoi ? Jeune et étudiante, il allait de soi que cet enfant n’était pas désiré.
Les regards sont moins gênés, les langues se délient quand, dix ans plus tard, j’expose la situation dans l’absolu, sans préciser que je l’ai vécue. « Si une des filles arrive enceinte en cours, moi, la première chose que je voudrais savoir c’est : qu’est-ce qui s’est passé ? » me dit Guillaume, un de mes étudiants en classe préparatoire. Mine de rien, la remarque de Guillaume est intéressante. La grossesse rend publique ce qui était de l’ordre de l’intime. Dévoiler un ventre rond, c’est porter la preuve qu’il s’est passé « quelque chose » mais cette « chose » en question, n’est pas le fait que l’étudiante soit « sexuellement active » (comme on dit si maladroitement) car c’est l’inverse qui les aurait étonné vu leur âge ! Si Guillaume s’interroge ouvertement sur l’origine de cette grossesse alors qu’a priori la question est intrusive et donc de ce fait irrespectueuse, c’est qu’il cherche à comprendre où est l’erreur. Etre enceinte pendant ses études, c’est qu’il y a eu un bug quelque part ! Mais où?
« On est quand même à une époque où les moyens de contraception existent. Bon, les accidents, on sait tous qu’ils peuvent arriver. Mais dans ce cas, elle aurait pu avorter». Anaïs vient d’exprimer tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « C’est vrai ce que dit Anaïs, si la contraception ne marche pas, elle n’a qu’à avorter ! » rajoute Mattéo. Leurs commentaires à tous les deux illustrent parfaitement combien dans notre tête, celle de la génération qui est née avec le droit à la contraception et à l’avortement, les deux vont de paires : l’avortement, c’est le service après-vente de la contraception. La preuve, c’est que les chiffres des interruptions volontaires de grossesses en France restent stables malgré une offre contraceptive efficace et accessible. On les connait ces chiffres, on s’est habitué. Dans nos copines qui ont avorté, toutes utilisaient plus ou moins un moyen de contraception…
« Oui mais, elles l’utilisaient mal. On a toujours autant d’avortements parce qu’il y a encore trop de mauvaises utilisatrices » explique Fanny qui intervient dans le débat. « C’est clair, il faut être complètement immature pour tomber enceinte» rajoute Morgane, d’un air méprisant. En fait – et on l’avait bien compris – quand Guillaume se demande « Qu’est-ce qui s’est passé ? », il s’interroge en vérité sur la raison de l’échec de la contraception. Il va de soi qu’à dix-huit ans, si tu as des rapports sexuels, tu sais que tu dois te protéger. Et donc, si tu es enceinte, c’est que tu ne t’es pas ou tu ne t’es pas bien protégée. On sent d’ailleurs une pointe d’inquiétude dans l’air. Guillaume veut se rassurer: « Il doit bien y avoir une explication à cette situation ». Fanny gère son stress en accusant les jeunes femmes enceintes de « mauvaises utilisatrices ». Quant à Morgane, elle les prend de haut pour mieux s’en distancier. Visiblement, l’étudiante enceinte fait peur à ses camarades : « C’est donc vrai, on peut avoir un enfant à notre âge ! ». Le risque abstrait devient brusquement réel.
Personne par contre, ne s’interroge sur la contraception en elle-même. Ce sont les utilisateurs qui sont mises en cause, pas l’objet technique. C’est normal puisque les contraceptifs disponibles sur le marché sont réputés pour leur efficacité quasi sans faille : « C’est scientifiquement prouvé ! ». En même temps, la perfection n’existe pas et cela implique d’ores et déjà d’offrir une séance de rattrapage aux femmes qui auraient subies une défaillance technique. Mais mis à part ces cas que l’on assure être exceptionnel, la contraception perd aussi de son efficacité dans les chambres à coucher. Entre l’usage théorique et l’usage réel, il y a un décalage significatif pour chacune des méthodes de contraception. Et oui, ceci ne devrait pourtant pas être un détail: nous sommes des femmes et des hommes, pas des rats de laboratoire et encore moins des machines ! Dans la vraie vie, des vrais gens, on a des oublis et parfois même des actes manqués. On boit trop, on se laisse entraîner, on ne fait pas toujours attention, on a des envies sexuelles parfois soudaines. Il y a donc plein de facteurs qui font chuter les résultats car l’utilisateur parfait n’existe pas ou alors s’il existe, sa vie doit être mortellement ennuyeuse !
Puisque nous ne vivons pas en théorie, pourquoi alors vanter les résultats de l’usage parfait ? Ce qui nous intéresse, c’est comment ça marche dans la réalité, non ? A moins qu’en les exhibant on s’assure de ne pas les remettre en cause. L’efficacité est encore démontrée au-delà des échecs puisque la responsabilité n’est pas attribuée à la contraception mais aux utilisateurs. Les femmes se trouvant enceintes aujourd’hui ne peuvent s’en prendre qu’à elle-même : ce sont elles qui ont fauté ! Et même si c’est le « partenaire » qui ne s’est pas bien débrouillé avec le préservatif, elles se diront : « J’aurais dû prendre la pilule, au moins j’aurais été sûr de mon coup ! ». Rongées par la mauvaise conscience, les femmes n’expriment aucune plainte vis-à-vis du médecin ou de la technique. Elles gardent le silence.
Mieux encore, le tour de force est d’utiliser les échecs de la contraception manifestement encore élevé au vu du nombre d’avortements, pour renforcer leur consommation. L’apparition d’une grossesse dans une situation non envisageable pour élever un enfant rappelle l’importance d’utiliser une contraception et la chance d’avoir eu droit à un avortement dans de bonnes conditions. Les femmes se disent : « Heureusement qu’il existe la contraception ! Heureusement qu’il existe l’avortement ! Maintenant je sais que je ne suis pas prête à avoir un enfant et je vais davantage penser à m’en protéger». Mais elle ne changera ni sa situation, ni sa manière de vivre sa sexualité. Elle ne travaillera pas sur son désir d’enfant ou ses actes manqués. Elle continuera en renforçant toutefois sa protection tout en sachant qu’elle pourra toujours remédier aux accidents.
Ceci est un extrait du chapitre 7 “Avortement: service après-vente de la contraception” à lire dans
Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Albin Michel, février 2016.