Chronique: Regarder, c’est déjà tromper?

Epreuve d’humilité. Assise sur un banc d’école, entre une coréenne et une mexicaine, je lâche un timide “Hi Everyone! I’m Therese, I’m from Belgium and I speak French”. Je viens d’arriver à New York, je commence ce soir mon premier cours d’anglais, le quasi premier de ma vie ! Laborieusement, je ravale mon orgueil. La situation m’est franchement insupportable. Pas un mot, je ne comprends rien. J’ai l’air d’une gamine, introvertie et complexée alors que la semaine d’avant j’étais encore sur un plateau télé pour la promo de mon livre. « Tu verras, c’est hyper facile l’anglais » m’avait-on répété avant mon départ. Demandez-moi d’accoucher une quatrième fois sans péridurale, ça me serait moins pénible ! Je dois avoir un sérieux défaut de fabrication qui biaise mes perceptions… L’air minable et ennuyé, j’écoute passivement les origines de mes nouvelles camarades. Quand tout d’un coup, j’entends un accent connu : Alléluia, il y a une française avec moi!

Mon indiscipline légendaire me ressuscite. Elle fait immédiatement écho à celle de la française et les messes basses commencent. « Tu fais quoi à New York ? », « J’peux pas te le dire comme ça ! Et toi ?», «J’en ai pas l’air mais je suis sexologue ». Elle rigole et poursuit « on devait se rencontrer alors ! », « Pourquoi tu dis ça? », « parce qu’ici je fais du, j’te l’épelle : S-T-R-I-P-T-E-A-S-E !». Nous sommes touchées par la magie new yorkaise, celle-là même qui rend possible une amitié entre deux personnes que tout oppose socialement, les mêmes qui, en France, ne se seraient jamais pas parlé.

Un visage et une histoire incarnent enfin l’image aguicheuse des publicités pour les « gentlemen’s club » de cette ville, solidement fixées sur les toits des yellow cab. Sa jeunesse et sa beauté masquent habillement un vécu de femme déjà lourd, très lourd. La violence de la pulsion sexuelle masculine, elle l’a connu. Aujourd’hui, elle en joue en la provoquant par sa danse pour mieux la dompter ensuite, protégée par l’œil vigilant des services de sécurité. L’odeur des dollars déposés à chaque mouvement de hanche lui permet de fuir la réalité. Sa situation est précaire, ce travail de nuit n’y change rien. Au contraire, l’expérience est addictive. Honteuse aussi. « Je ne fais rien de mal. Je danse, c’est tout. Mais je ne le dirai jamais à mes proches et surtout pas à mon amoureux : il deviendrait fou ! » ajoute-t-elle. « Mais si tu es convaincue de ne rien faire de mal, pourquoi gardes-tu alors le secret ? », ais-je besoin de lui demander pour comprendre l’ambiguïté de la situation. «Eh bien… c’est quand même une danse particulière. Clairement, le but est d’exciter sexuellement les hommes, donc le mien ça le rendrait dingue de jalousie ! Il ne pourrait pas comprendre que je peux faire ça et l’aimer en même temps ». Voilà, elle l’a dit. C’est le contrat d’exclusivité qui est brisé. Ce besoin des gens qui s’aiment de s’appartenir l’un et l’autre, sans aucun partage.

« Ah, mais regarder c’est pas tromper ! » rétorquent les clients, majoritairement des hommes même si de plus en plus de femmes s’amusent de ce genre de plaisir. Du coup, les clubs de striptease pullulent. Aux Etats-Unis, ils sont une vraie institution ; lieu de passage obligé pour enterrer sa vie de garçon ou de jeune fille, fêter un anniversaire, boire un verre lors d’un business trip ou tout simplement après le boulot. Regarder des hommes et des femmes se déshabiller, c’est le moyen toléré socialement pour s’évader d’un quotidien fade ou déprimant ; pour se lâcher le temps d’une soirée, l’alcool aidant. Donc, le club de striptease est un lieu hautement fréquenté par des gens mariés mais la plupart du temps secrètement. « Je ne pourrais jamais dire à ma femme qu’il m’arrive régulièrement d’aller dans ce genre d’endroit avec des collègues ou des amis pour m’amuser, nous détendre» m’ont confié plusieurs hommes. «Elle s’imaginerait plein de trucs, elle ne comprendrait pas. Je crois que quelque part ça lui ferait mal de le savoir… Elle pensera qu’elle ne me satisfait pas, qu’elle n’est pas aussi excitante que ces femmes. Elle ramènera tout à elle, comme toujours. Ce n’est pas la peine, je ne fais rien de mal ! » poursuit-il.

Il y a comme une gêne de part et d’autre dans cette expérience d’être regardé sans être touché, de regarder sans exécuter sa pulsion. Qu’est-ce que ce regard a donc de si particulier ? C’est un regard où se vit le désir sexuel certes, et où le contexte du club atteste son caractère intentionnel. Et c’est ici que se situe généralement le malaise, si et seulement si, malaise il y a. Le fait de provoquer ou de rechercher volontairement une excitation sexuelle auprès d’une autre personne peut blesser le conjoint. Ce qui fait mal, c’est le sentiment de ne pas satisfaire l’autre, de ne pas être suffisant. Ce qui fait mal, c’est le sentiment de ne pas être l’attention de l’autre, d’être lésé. Combien d’hommes aimeraient avoir une femme qui se dénude, danse et s’amuse devant lui, avec confiance et plaisir ? Combien de femmes souffrent de ne pas être regardées avec envie? Et vice versa. Et puis, il y a les sentiments de supériorité, de domination et de contrôle que procurent le fait de payer pour regarder. Le jeu vient alors apaiser celui ou celle fragilisée par le stress ou des inquiétudes plus profondes. La personne a l’impression de retrouver la maîtrise. C’est ce sentiment qui est exacerbé alors qu’en réalité, la personne est dans une situation d’impuissance ultime : elle ne peut pas faire « cela » en vrai, alors elle passe par un autre canal. Non seulement l’inquiétude resurgit mais en plus, elle peut se coupler d’un sentiment de culpabilité qui enferme sur soi. Rarement l’homme ou la femme qui revient d’un club de striptease dirige son désir sexuel vers son conjoint pour s’abandonner à une étreinte torride… Ici, le regard n’est pas un stimulant, il permet de gérer ses pulsions autrement.

Alors, chercher volontairement à provoquer ou éprouver du désir sexuel pour l’autre est-ce ou non tromper? A priori non puisqu’il n’y a pas eu d’union des corps. Mais le fait d’aller « voir ailleurs » (au sens littéral), déçoit, donne l’impression d’avoir échappé à l’attention de l’autre et crée une impression de ne pas avoir été fidèle c’est-à-dire dévoué pour l’autre. Si donc derrière le fun il reste comme un malaise, soyez attentif à ce qu’il vient vous signifier sur vos besoins profonds et au meilleur moyen de les combler. Heureux sont les couples qui savent jouer d’un certain exhibitionnisme naturel des femmes et voyeurisme des hommes pour raviver la flamme du désir et – encore littéralement – faire l’amour.

Retrouvez cette chronique sur FRENCH MORNING le magazine des francophones vivant aux Etats-Unis.

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