Billet d’humeur: une allumeuse, voilà ce que tu es!

“Hé, psst… c’est quoi ton numéro de portable ma jolie? Hein? Parce qu’avec mes copains, on aimerait bien te proposer des trucs… Tu vois?” m’avait fièrement demandé ce garçon devant toute sa bande de copains sur le quai du tram que j’attendais. C’était la je-ne-sais-combientième demande du genre d’absolus anonymes. Ce jour-là, je me souviens avoir hurlé du haut de mes 16 ans et devant une foule de passagers éberlués: “Mais vous me prenez tous pour une pute, ou quoi? De quel droit venez-vous me parler ainsi? Comment pouvez-vous ne fusse qu’un seul instant imaginer que je puisse vous donner mon numéro? Vous êtes qui? C’est quoi votre problème?” Ça leur a cloué le bec. Le tram est arrivé, ils m’ont foutu la paix. “Vous avez bien fait!” me glissèrent à l’oreille quelques badauds. Jamais je n’aurais osé faire un tel esclandre sans leur présence redoutant le sort qui m’aurait été réservé pour me “punir” de ne pas m’être soumise à leur proposition.

Il m’a fallut un gros ventre pour que cesse les sifflements et les demandes obscènes dans la rue, pour ne plus subir des gestes déplacés de la part d’inconnus en soirée. Enceinte, je devenais une femme respectable qu’on ne pouvait plus que déshabiller du regard, pour qui le “t’es bonne” se voyait être remplacé par un: “très jolie maman!” Mais la grossesse ne dure que neuf mois. Cinq, socialement parlant, le temps qu’il faut pour que ça se voit. La respiration fut de courte durée car l’enfant né, j’étais redevenue “chassable” perçue comme la Baby-Sitter de mon bébé! C’est qu’il existe chez ces hommes une antinomie fondamentale entre la femme et la mère, mon âge et mon allure troublant leur jugement.

L’agression était quotidienne pendant toute ma jeunesse. Je n’exagère rien. Forcément, j’ai grandi dans un quartier “chaud” du nord de Bruxelles! Pour me rendre à l’école je passais par des quartiers où la femme non voilée est considérée comme un objet s’offrant volontairement à la pulsion sexuelle masculine. N’appartenant à personne, elle appartiendrait à tous. L’approche est alors directe, intrusive. Violente aussi. L’aplomb avec lequel ils osent aborder les femmes est une véritable démonstration de force. Ils suscitent la crainte, forcent à la soumission. Mais les milieux que je fréquentais n’étaient pas en reste. L’affaire est dissimulée, le jeu plus subtil. Presque agréable, sur le moment. C’est tout. Au fond le principe reste le même: tant que tu n’est pas mariée, tu es convoitée. Enfin, c’est du moins ce que je croyais. Mais en fait non, le mariage ne change rien. Ce sont les enfants qui forcent au respect. Et encore, jamais totalement.

Oh, certains diront que c’est le lot des jolies femmes, que c’est une chance d’attirer autant les hommes et que c’est extrêmement orgueilleux d’en témoigner. Mais les “psst” et sifflement, les mecs qui te suivent, te demandent de monter dans leur voiture, essayent de te toucher dans les transports ou qui te font des propositions tellement obscènes que je ne voudrais pas les conter ici, ne te valorisent aucunement. Au contraire, ils essayent de te faire croire que tu n’es qu’une chose consommable. Et l’incapacité de nouer des amitiés pérennes avec les garçons car le désir est toujours perçu comme un obstacle (pour eux et pour les autres, pas pour moi) engendre une déception immense. Etre jolie devient une malchance. Ce n’est pas l’orgueil qui guette les femmes comme moi, mais la honte et la dévalorisation de soi.

Car je vais vous dire, ce n’est pas là le plus blessant. Ceci n’aurait quasi aucune importance si dans la sphère familiale et amicale, l’idée n’était pas reléguée à coup de : “Mais c’est toi qui les provoque, tu le cherches! Tu es ultra spontanée et souriante, jeune et jolie… Et pour preuve ultime: tu ne sors pas avec eux! Tu joues avec les désirs des garçons: tu es une allumeuse”. Adolescente, le verdict était sans appel pour mon entourage: c’était de ma faute, c’était devenue ma réputation.

Dans l’éducation catholique (ou plutôt puritaine) que j’ai reçue, les femmes sont toujours coupables de provoquer le désir des hommes, ces êtres dominés par la pulsion sexuelle. “Il faut les aider, tu comprends! C’est à toi de ne pas les tenter!” m’a-t-on répété depuis mon plus jeune âge et rappelé à coup de “ta jupe est trop courte” ou “c’est trop moulant”. Dans ces milieux, une vigilance extrême est accordée au comportement des jeunes filles. Certes, on dira que c’est une question de prudence comme on conseillera de ne pas sortir son téléphone portable dans certains lieux pour ne pas tenter les voleurs… la comparaison est rude mais elle prévaut largement. Les hommes, eux, ne sont pas remis en cause. C’est toujours aux femmes de faire attention de ne pas être désirables… Seule la “beauté intérieure” est exaltée, paradoxe ultime chez les protagonistes de la religion de l’incarnation. Lorsqu’en plus, la peur de l’orgueil, ce pêché ultime, empêche les parents de prononcer des paroles valorisantes envers leur enfant, l’effet est désastreux. Quelle éducation ratée! Au lieu de mettre en valeur la féminité on l’étouffe privant les jeunes filles d’une partie importante d’elle-même.

À l’aube de mes trente ans, ma colère est immense envers ceux et celles qui font percevoir la féminité comme un danger, la beauté  comme une chose à cacher, le désir comme un mal à étouffer. Ce sont au contraire, d’abord et avant tout, des sources de vie. C’est là que les femmes puisent leur force et c’est pourquoi elle est tant attaquée. Que serait le monde si les femmes accueillaient cette puissance de vie en elle? Y avez-vous déjà songé?

À la faveur de ce court métrage à visionner ci-dessous, mes souvenirs sont remontés. J’aurais tant à raconter! Il y a, il me semble, un enjeu fondamental que cache ce système et qui est la cause du mal-être de très nombreuses femmes. On s’y est habitué mais la réalisatrice de ce film réveille notre conscience endormie.

Cette fiction met aussi en garde contre la tentation de vengeance que l’on constate de plus en plus chez les femmes par des comportements agressifs vis-à-vis des hommes. La vengeance ne sera jamais la solution. Tout féminisme manichéen opposant les femmes (les gentilles opprimées) contre les hommes (les méchants oppresseurs) est et sera toujours une impasse pour l’humanité.

T.

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